Justices épistémiques : quels enjeux pour les différents savoirs ?

Bonjour à tous. La communication dont m’ont chargée mes amis de Promotion Santé Ile-de-France, porte sur la justice cognitive. Mais avant d’en parler, ce que j’aimerais faire, c’est un détour par ce à quoi s’oppose la justice cognitive .

Depuis Michel Foucault, on sait que les rapports de savoir entraînent des rapports de pouvoir.
Mais des rapports de pouvoir aux injustices, il n’y a qu’un pas et c’est celui que je vous propose de faire.

Les rapports au savoir exposent à deux types d’injustices, dont découlent beaucoup d’autres injustices : les injustices distributives et les injustices contributives.

Les injustices distributives relèvent du fait que les biens épistémiques ne sont pas partagés de manière égalitaire, qu’il y a des personnes qui accèdent au savoir et qu’il y a des personnes qui n’y accèdent pas, ou alors, avec beaucoup de difficultés. Ce qui, à la fois, révèle et alimente des injustices sociales.

Quant aux injustices contributives, c’est le fait que tout le monde ne soit pas invité à participer à la production de connaissances, et que ce soit, en général, toujours le même profil de personnes qui contribuent à ces productions.

Je vais surtout traiter des injustices contributives.

D’abord, pour dire que ce qu’elles révèlent, c’est que, quand les chercheurs ou les praticiens pensent et agissent entre eux, ils le font selon leurs propres référentiels, à partir de leurs propres savoirs, en fonction de leurs propres normes, de leurs propres critères. Et ça aboutit forcément à une reproduction des savoirs et des pratiques. Avec le problème que ce type de reproduction entraîne dans son sillage, une reproduction des rapports sociaux. Au contraire, si on réduit les injustices contributives, ça ouvre la voie vers la transformation sociale. Mais ça, ça nécessite de travailler réellement avec les groupes de personnes concernées. En effet, on sait que même ceux qui s’adressent aux communautés marginalisées, même ceux qui cherchent à comprendre les communautés marginalisées, finissent toujours par se mettre à parler en leur propre nom. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Spivak, qu’il y a, d’un côté, les personnes qui se débattent avec le quotidien, et de l’autre, ceux qui parlent et qui agissent et qui silencient les premières. Et ça aboutit à ce que les savoirs produits n’offrent pas aux personnes concernées les cadres interprétatifs qui correspondent à leur réalité.
Je pourrais mentionner l’exemple de la communauté autochtone canadienne. C’est une communauté qui a été sur-enquêtée. Il y a eu tous les chercheurs du monde entier qui se sont précipités pour l’étudier. Et ce que nous dit cette communauté, c’est qu’il n’y a aucun des savoirs produits qui rend compte de sa réalité, et, pire encore, ce qu’elle dit, c’est que malgré toutes ces études, ses conditions de vie n’ont pas du tout été améliorées.
Or, quand les savoirs deviennent impuissants à rendre compte de la réalité, et qu’ils deviennent impuissants à améliorer cette réalité, ce sont des savoirs qui ne remplissent plus leur rôle. C’est ce que Sismondo appelle des savoirs corrompus.

Quand on ne peut pas contribuer à l’épistémologie du monde, alors qu’on y habite, qu’on n’y trouve pas les ressources pour comprendre et s’expliquer son vécu, quand on subit les effets de cette corruption épistémique, on subit une violence épistémique majeure. Je pense, notamment, aux patients qui, parfois, ne sont pas entendus, pas écoutés et, parfois, pour des raisons qui les dépassent, par classisme, par capacitisme ou alors parce qu’ils ont une maladie qui n’est pas encore reconnue par la médecine.
Et cela produit une insécurité épistémique difficilement supportable qui conduit à douter de la réalité de leur expérience. Et quand on doute de soi, les voix se font beaucoup moins audibles. Et, étant moins audibles, ça donne tout loisir aux savoirs dominants pour se conforter et se perpétuer.

Pour résoudre ces tensions, concernant les injustices distributives, nous devons multiplier les occasions d’apprentissage, les éducations en santé, faire en sorte de les amener là où sont les personnes, de manière la plus culturellement adaptée.

Et concernant les injustices contributives, il s’agit de développer, en lieu et place, la justice cognitive. La justice cognitive invite à créer une écologie des savoirs qui donne une place importante à tous les types de savoirs et qui reconnaît leur importance. En fait, il s’agit d’aller au-delà de la reconnaissance, jusqu’à une démarche proactive, inclusive de tous les savoirs.

Je dirais que les savoirs les plus intéressants à solliciter, ce sont les savoirs de la méta lucidité. Ce sont les savoirs qui portent sur les oppressions, ce sont les savoirs qui portent sur les injustices, ce sont les savoirs qui portent sur les stigmatisations. Et d’ailleurs, ATD quart monde ne s’y est pas trompé, ce sont les savoirs qui sont mobilisés dans les groupes où sont mis en œuvre les démarches basées sur les croisements des savoirs.
Le deuxième type de savoir vraiment important à aller rechercher, c’est ceux qui permettent d’identifier ce compte vraiment pour les personnes. Et cela, ça a particulièrement du sens dans le champ de la promotion de la santé, parce que la promotion de la santé ne poursuit pas d’autre objectif que d’améliorer le bien-être subjectif des personnes et des communautés.

Dans ce contexte, les démarches ne sauraient être prescriptives, normalisatrices, descendantes. Et c’est d’ailleurs pourquoi depuis ses fonts baptismaux, la promotion de la santé convoque des démarches participatives avec les communautés concernées.

Néanmoins, il peut rester difficile d’articuler les différents régimes de savoirs et de les faire dialoguer. Il y a un écueil, en particulier, sur lequel je voudrais appeler votre attention, c’est qu’il y a toujours un risque d’extractivisme des savoirs. L’extractivisme des savoirs, c’est aller piocher dans les savoirs ceux qu’on a envie d’entendre, ceux qui correspondent à nos préconceptions, ceux qui renforcent des théories existantes.

Pour éviter le risque d’extractivisme des savoirs, pour se préparer à entendre d’autres types de savoirs, il faut développer une humilité culturelle, son humilité culturelle. C'est-à-dire, prendre conscience de ses propres biais cognitifs, avoir réellement envie de s’ouvrir à la perspective des autres. Cela nécessite d’être inclusif, de penser le réel dans les propres termes de ceux qui le vivent.

Reste l’enjeu de la valeur des savoirs, parce que, bien sûr, il ne s’agirait pas de tomber dans un relativisme débridé où tout vaudrait. Et dans un colloque sur les données probantes, bien sûr que c’est une question qu’on doit se poser.

Donc, comment s’assurer que les savoirs ainsi produits, ne sont pas corrompus à leur tour ? Comment s’assurer qu’ils ont de la valeur ?

Á mon avis, on n’a pas besoin d’aller chercher loin les valeurs qui doivent nous guider. Ce sont celles de la promotion de la santé. C'est-à-dire : la justice sociale, l’équité, l’empowerment. Autrement dit, les savoirs produits valent s’ils améliorent l’équité, la justice sociale et l’empowerment.

Je voudrais aussi insister sur un point, c’est la nécessité de toujours aligner les moyens avec les fins. Autrement dit, si on veut améliorer l’expérience vécue, il faut partir de l’expérience des personnes. Si on veut améliorer la démocratie, il faut travailler sur les rapports démocratiques tout au long de l’intervention. Si on veut améliorer l’équité, il faut penser l’équité. Et peut-être, que penser l’équité au sein des interventions, en termes de co-production de savoirs, c’est se dire que dans les groupes qui les réunissent, il faudrait sous dimensionner le nombre de professionnels pour que les usagers se sentent davantage en capacité de s’exprimer et de se faire entendre.

Je suis certaine que toutes ces notions ne surprennent pas grand monde dans cette audience, mais je voudrais insister, encore, sur un dernier point. Á mon sens, les considérations micro sociales ne peuvent s’envisager sans prendre en compte les enjeux macro sociaux.

Poursuivre l’objectif de justice sociale, ce n’est pas seulement penser l’accès aux soins. C’est aussi penser les conditions de vie, c’est aussi penser l’amélioration des espaces de vie. Si on se situe dans une perspective de justice cognitive, cela appelle des éducations émancipatrices basées sur les pédagogies critiques. Cela appelle des démarches conscientisantes bidirectionnelles ; c'est-à-dire à la fois du côté des usagers et du côté des professionnels. Du côté des usagers, il est important qu’ils prennent conscience de l’ensemble des déterminants de santé qui pèsent sur eux. Et du côté des professionnels, peut-être qu’ils ont besoin, aussi, de prendre conscience qu’il y a beaucoup de déterminants de santé qui pèsent sur eux, qu’eux aussi, font partie du monde : ils ne sont pas là que pour les usagers, on vit tous dans le même monde. Cette prise de conscience est nécessaire pour améliorer la qualité des liens sociaux entre usagers et professionnels. Lesquels ont aussi besoin de prendre conscience des biais associés à leur position.

J’ai vu que cet après-midi, il y avait beaucoup d’ateliers lors desquels il va y avoir des démarches présentées qui reprennent beaucoup de ces idées. Personnellement, j’espère vraiment une chose, c’est que toutes les valeurs de la promotion de la santé se mettent à diffuser au-delà de notre champ. Je ne peux pas ne pas dire que, et ce sera mon dernier mot, que notre monde a vraiment besoin de davantage de justice sociale, de démocratie, de lien social et d’équité. Et, en ce moment, plus que jamais. Merci pour votre écoute.
 

Journée régionale sur les données probantes