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Le ministère de la douleur - Dubravka Ugresic (roman)

Le titre de ce « roman » d’une auteure croate n’augure pas d’une lecture légère d’été… mais ne lit-on que des œuvres légères l’été ? Et l’heure n’est pas au badinage quand des projets xénophobes menacent encore une fois le droit d’asile.
Enfin, il y a un peu de légèreté, tout du moins de dépaysement, dans la description d’un Amsterdam paradigme de diversité, à la fois architecturale (l’équivalent de nos « cités » mal entretenues et desservies entourant la ville centre si pittoresque) et démographique (où les marché chinois et d’Europe centrale donnent la répartie au marché aux fleurs).
Mais dépaysement est un mot trop faible pour décrire l’expérience de l’exil. Et un exil dans des circonstances qu’on peine à imaginer ici : la fuite d’un pays qui n’existe plus. J’ai connu ça avec une amie russe de Lettonie, rencontrée au Tchad où elle avait suivi son mari médecin, pays qu’ils doivent fuir à cause d’une guerre civile (il y en a tant), se retrouvant en France munis d’un passeport, pour elle d’un pays disparu entre temps : l’URSS. Elle a fini par obtenir la nationalité française après le parcours d’obstacles qu’on connait, exploitation professionnelle à la clé, mais qui risque de devenir complètement impossible.
Revenons au « roman » (récit serait plus juste, même si le livre a la forme d’un roman). Le personnage principal vient d’un pays qui n’existe plus non plus : la Yougoslavie. Je ne raconterai pas le détail de sa vie à Amsterdam pour vous laisser les découvrir, mais la lecture de ce livre a été pour moi vertigineuse tant est si bien décrite la désappropriation de tout ce qui peut construire ce que nous sommes. A commencer par la langue (peut-on enseigner comme une seule langue le serbo-croato-bosniaque ou faut-il admettre son éclatement comme la séparation des peuples qui se sont entretués ? peut-on lire des auteurs trop souvent instrumentalisés par le pouvoir et qui parlent d’un monde qui n’existe plus et qui déjà n’existait peut-être que sous la forme d’un projet d’unification nationale promesse d’un monde meilleur ?). Comment vivre dans un pays étranger, pas spécialement accueillant, s’y orienter, quand ses propres repères ont volé en éclat « là-bas » ? Qui sommes-nous finalement, qu’est-ce qui fait de nous les êtres singuliers que nous sommes, comment dire le monde, exprimer ses émotions quand le monde de l’enfance a sombré, engloutissant avec lui notre langue maternelle ?
Je pourrais continuer mais la commande suppose d’être bref. Ce livre est désespérant dans ce qu’il montre de la banale cruauté du monde. Il est aussi revigorant par la formidable capacité à dire, à montrer le courage de résister à l’adversité, à ne pas se laisser submerger, à vivre malgré tout. Une grande leçon d’humanité. En espérant que nous saurons résister nous aussi collectivement aux vents mauvais. Ce livre est une puissante invite à la promotion de la santé.
#Identité #Résilience
